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Chroniques
György Kurtág | Kafka-Fragmente – György Ligeti | Trio
Anu Komsi, László Borbély, András Keller et Szabolcs Zempléni
Retrouvons ce joyau de l’éclectisme hongrois, pour sa façade, et du style Szecesszió quant à la décoration intérieure, qu’est l’Académie Franz Liszt de Budapest (Zeneakadémia Liszt Ferenc), construite par Kálmán Giergl et Flóris Korb de 1903 à 1907, pour un concert donné en la Salle Georg Solti, l’espace réservé à la musique de chambre. Quatre artistes donnent ce soir un programme consacré à ces deux figures majeures de la musique du XXe siècle que sont Kurtág et Ligeti.
En première partie, nous entendons le Trio pour piano, violon et cor que György Ligeti écrivit en 1982 comme un hommage à Johannes Brahms dont l’opus 40 recourait, en 1865, au même instrumentarium. Le violon d’András Keller ouvre un choral où deux lignes se croisent, bientôt rejoint par Szabolcs Zempléni au cor, dans une nuance piano délicate. Il revient au pianiste d’alors ponctuer ces entrelacs, en fin de phrase, puis de générer lui-même la complexe polyphonie de cet Andantino con tenerezza intrigant. D’emblée l’articulation généreusement respirée de László Borbély fait merveille. Typique du compositeur, la danse constituée par le Vivacissimo molto ritmico nécessite une maîtrise extrême, tant redoutable s’avère sa métrique sans cesse évolutive où de quasi-ostinati se superposent jusqu’au vertige. Le tissage en est fascinant, dans les échos ménagés par l’écriture à telle partie de violon dans la main gauche du piano, par exemple, ou le faux contrepoint de cor où la trame semble s’agglutiner en une fébrile suffocation suspendue dans un geste ultime, pianississimo qui se perd vers les cieux. L’accentuation particulière du troisième mouvement, Alla marcia, invente, en effet d’annonce, une langue des plus toniques, à ce titre plus radicale encore que l’idiome natal. On en admire la réalisation réjouissante, par trois musiciens éminents. Une passacaille non dite conclut l’œuvre dans une désolation qui paraît la presque déconstruire, Lamento d’abord aérien, puis musclé qui, pour finir, gagne une apesanteur ineffable.
Chef-d’œuvre des années quatre-vingt, les Kafka-Fragmente Op.24 de György Kurtág, conçus entre 1985 et 1987 et créés dans la foulée par le soprano Adrienne Csengery et le violoniste András Keller aux Wittener Tage für neue Kammermusik, occupent la seconde partie du concert. Cette grande page vocale s’organise en quatre chapitres de teneur inégale, dix-neuf fragments formant la première, douze la troisième et huit la dernière, tandis que la deuxième tient en un seul mouvement, Der wahre Weg (Le vrai chemin), dédié à l’ami Pierre Boulez. Car s’il est un compositeur qui s’adonne volontiers à l’exercice de l’hommage, c’est bien Kurtág dont le catalogue regorge de ces messages personnels – outre Boulez, l’opus 24 salue également le compositeur Zoltán Jeney, le poète János Pilinszky, décédé à Budapest au printemps 1981, l’historien de l’art Robert Klein (1918-1967) et même Schumann auquel sera adressé, trois ans plus tard, Hommage à R. Sch. pour clarinette, alto et piano (1990).
Dans ce cycle qui explore Kafka à travers ses lettres, son journal intime et le récit inachevé Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande (1909) pendant près d’une heure (ce qui est long pour Kurtág), nous retrouvons l’instrumentiste qui lui donnait le jour, il y a trente-trois ans, et le soprano finlandais Anu Komsi, souvent applaudi dans l’exigeant répertoire de notre temps [lire nos chroniques du 8 novembre 2007, du 20 septembre 2012, du 19 avril 2013, du 6 avril 2014 et du 17 novembre 2017]. Voix et violon suivent une narration entrecoupée, parfois aphorismes énigmatiques, d’autres fois saynètes dûment construites, voire brefs mélodrames, le sens du tragique côtoyant sans manières une vis comica savamment ironique, si ce n’est exquisément absurde. Commencés sur un pas obsédant, ces Kafka-Fragmente [lire nos chroniques du 10 octobre 2007 et du 29 janvier 2010] forment rapidement paysage, dans cette interprétation expressive et ô combien virtuose. L’élasticité étonnante d’Anu Komsi se joue d’une partition toujours tendue avec une précision qui laisse pantois – ce contre-mi-bémol scandé sur une cadence bartókienne, proprement affolant ! Voilà trois décennies qu’elle a chanté l’œuvre pour la première fois – c’était au Festival de Viitasaari, en 1988, avec Sakari Oramo au violon. Depuis, elle s’ingénie à la défendre ici et là, au moins une fois par an. Es blendete uns die Mondnacht… le rêve reprend ses droits, pour finir, enveloppant Márta, meg én (Márta et moi) dans la secrète déploraison d’une colombe.
BB